CHAPITRE VIII

J’ai omis, dans la narration des événements qui suivirent l’attentement de Jean Chatel, un fait, en apparence minime, mais sur lequel je demande au lecteur la permission de revenir, car il ne se trouve pas sans intérêt ni conséquence touchant la nouvelle mission que le roi me donna en janvier.

Quand j’eus brûlé devant Catherine le Livre de Vie, je retournai rue Saint-Jacques pour tâcher de découvrir les archives des jésuites que le père Guignard, on s’en ramentoit, avait consultées à mon sujet. Les sergents de la prévôté, qui fouillaient toujours le collège de Clermont avec le plus grand zèle, les avaient dénichées, mais les oisillons de ce nid-là babillaient en latin : ils n’y entendaient miette et ne savaient si ce monceau de papiers serait pour le procès de quelque usance. Je leur dis que j’allais m’en assurer et, m’enfermant avec lesdites archives dans une cellule, je recherchai sans tant languir les rapports sur moi auxquels le père Guignard avait fait allusion dans le Livre de Vie, et grâce au Ciel, et aussi grâce à l’ordre minutieux et militaire que les jésuites avaient hérité de saint Ignace de Loyola, je me trouvai sans peine aucune à la lettre S.

Le rapport du jésuite Samarcas – qui avait joué le rôle que l’on sait dans l’existence infortunée de ma belle-sœur Larissa – brillait, comme on a vu, par sa méchantise, mais touchait davantage ma personne que mon emploi à la cour d’Henri Troisième, lequel emploi il n’avait pu que subodorer avant que de départir pour l’Angleterre et y encontrer, comme salaire de ses intrigues contre la reine Elizabeth, une fin ignominieuse. Suivaient des rapports non signés et assez peu précis qui me présentaient comme un huguenot mal converti et indiquant qu’en tant que médecin de « Néron Sardanapale », celui-ci m’avait employé probablement comme Miron, à sa diplomatie secrète.

Bien plus redoutable était un rapport signé L. V. dont Guignard n’avait touché mot. J’y reconnus tout de gob l’écriture émoulue, effilée et tranchante de Mme de La Vasselière, laquelle affirmait que j’étais un espion à la solde de la « louve d’Angleterre ». Ce qui était faux et que j’avais – ce qui était vrai – sauvé, guéri et protégé un nommé Mundane, lequel ladite louve avait envoyé au Béarnais dans les bagues de la funeste « ambassade du duc d’Épernon » auprès d’Henri de Navarre. L. V. qualifiait cette ambassade de « funeste » parce que s’y était amorcée, bien avant la rencontre fameuse de Plessis-lès-Tours, l’alliance entre le dernier Valois et le premier Bourbon.

Ce rapport me laissa béant, pour ce que La Vasselière, avant d’être dépêchée de ma main dans un duel bien malgré elle loyal, avait proclamé son appartenance à un ordre religieux, ce que j’avais alors décru. Mais qu’elle ne fût pas sans lien avec les jésuites, son rapport le prouvait assez.

Je relus tous ces textes en pesant chaque mot et décidai de détruire les rapports de Samarcas et de L. V., ne laissant subsister que ceux qui n’étaient point signés et que leur imprécision rendait inoffensifs. Il m’apparut, en effet, que si je ne laissais à mon nom que le vide, ce vide même paraîtrait suspect, dans l’hypothèse où ces archives qui ne concernaient point le procès seraient rendues aux jésuites. Or, Samarcas avait rejoint son créateur. Mlle de La Vasselière aussi et leurs venimeux témoignages détruits, personne ne les pourrait mie reconstituer. Pour moi, ne doutant pas de la pérennité de la Compagnie de Jésus, et que les membres de cette secte, quand même ils seraient chassés de France, continueraient à pousser leurs pions contre mon roi, je ne voulais pas si je croisais leur route derechef qu’ils pussent me situer tout de gob sur l’échiquier.

Je vis le roi peu après le département des jésuites, et à sa guise coutumière, j’entends couché, et vers la minuit. Or, à l’entrant dans la grande chambre, je ne lui trouvai pas l’air si gai et gaussant qu’à l’ordinaire et je me permis de lui dire que je ne lui trouvais pas l’air bien content.

— Content, Barbu ? s’écria-t-il avec véhémence, comment le pourrais-je être de voir un peuple si ingrat envers son roi, qu’encore que j’aie fait et fasse tout ce que je peux pour lui, il me dresse tous les jours de nouveaux attentements ! Ventre Saint-Gris ! Depuis que je suis en Paris, je n’ois parler de rien d’autre !

— Mais Sire, dis-je, le peuple, quant à lui, vous aime. Jeudi dernier, quand vous allâtes en votre carrosse jusques à Notre-Dame, il vous a tant acclamé que la noise eût débouché un sourd !

— Ha bah ! dit Henri d’un air triste et songeard en portant la main à la petite emplâtre noire qui couvrait sa lèvre supérieure, si mon plus grand ennemi était passé en telle pompe et carrosse devant lui, il l’eût acclamé plus haut. Ha, Barbu ! répéta-t-il, avec un soupir (et montrant en son œil, à l’accoutumée si goguelu, une expression fort lasse, laquelle me frappa prou, pour ce que ce fut la seule fois où j’y lus un tel désamour et de la vie et de ses sujets). Un peuple est une bête, principalement le parisien, lequel se laisse mener par le nez par les menteux, les conteux et les prédiseux. On l’a bien vu pendant le siège !

— Sire, dis-je, le peuple vous a de la gratitude pour lui avoir apporté la paix.

— En ce cas, dit le roi avec un soudain retour de son habituelle gausserie, il ne l’aura pas longtemps : car dès demain, sera publiée et affichée en Paris ma déclaration de guerre à l’Espagne.

— Ha, Sire ! m’écriai-je, c’est galamment résolu ! Il ne sera pas dit que Philippe continue à mener contre nous cette guerre qui n’ose dire son nom, sans que vous tâchiez de vous revancher sur lui à la parfin de toutes les écornes qu’il a faites à la France, à Henri Troisième et à vous ! De grâce, comptez-moi parmi les premiers gentilshommes qui auront la gloire de combattre à vos côtés.

— Nenni ! Nenni ! Nenni ! Barbu ! dit Henri qui continuait à m’appeler ainsi, alors même que ma grande barbe de marchand-drapier était réduite au mince collier du gentilhomme. Bien sais-je que tu es vaillant et bien le savent tous ceux qui t’ont vu te battre à Ivry et à Laon. Mais tu es bien trop précieux pour que je hasarde ta vie dans un chamaillis d’épées et de piques.

— Mais Sire, dis-je, qui se hasarde plus que vous au choquement des cuirasses ?

— C’est différent. Il faut bien que je donne l’exemple à ma noblesse, puisque je suis son chef. Mais pour toi, Barbu, si tu te bats à mon service, ça ne sera pas cette fois contre des corselets, mais contre des robes.

— Des robes, Sire ?

— Des robes noires, violettes, pourpres, blanches ! Que sais-je encore !

— Quoi ? Sire ! Des soutanes !

— Des soutanes, et à Rome ! dit-il en se mettant à rire à gueule bec de me voir si béant. Ha Barbu ! poursuivit-il en portant derechef la main à la petite emplâtre noire qui couvrait sa navrure, laquelle le devait taquiner ou gêner, j’ai scrupule à t’arracher si longtemps à tes affections domestiques… (Il me fit un petit sourire sur « domestique ».)

— Si longtemps, Sire ?

— À Rome, dit-il avec un soupir, mais cette fois plus gaussant que mélanconique, à Rome tout est long, tout est soumis à des canons sans nombre, tout marche à pas de fourmi, tout se fait par degrés. Primo, quand j’eus conçu projet de me convertir, j’envoyai le marquis de Pisany à Rome. Mais il ne put l’atteindre, le pape lui défendant de dépasser Florence et noulant recevoir du tout cet envoyé de moi.

Secundo, quand mes évêques eurent fait de moi un catholique, je dépêchai à Rome le duc de Nevers, lequel on traita d’abord fort mal, mais toutefois il fut reçu, mais comme duc de Nevers et non point comme mon ambassadeur (admire, Barbu, ce beau coup de moine !). Et d’absolution pas question ! À la parfin, et grâce à l’abbé d’Ossat, vrai Français à la vieille française, lequel est la plus industrieuse des abeilles romaines, et laboure infatigablement pour le bien de mon affaire, on touchait au but, et je me préparais à dépêcher Mgr Du Perron à Sa Sainteté avec de grandes chances cette fois que ma conversion fût par elle acceptée, quand le couteau du petit Chatel m’a contraint – je dis bien, Barbu, contraint – d’exiler les jésuites ! Ventre Saint-Gris ! Quel pavé dans la mare vaticane !

— Je gage, dis-je, que le pape fulmine.

— C’est bien pis ! dit Henri avec un fin sourire, il pleure ! Il est vrai que Clément VIII a reçu du ciel le don des larmes…

Remarque qui me fit sourire en mon for pour la raison que Henri lui-même n’était pas orphelin de ce don.

— Sire, tout serait donc perdu ?

— Point du tout. D’Ossat m’assure du contraire. Mais ne mettant pas tous mes œufs dans le même panier, j’ai besoin d’une contre-assurance avant de hasarder de dépêcher à Rome Mgr Du Perron.

— Mais, Sire, qu’irais-je faire là-bas ? D’après ce que j’ai ouï, l’abbé d’Ossat est un grand diplomate, fort dévoué à ce royaume et, en outre, fort bien introduit auprès du pape.

— Mais il est d’Église et fort dévoué aussi à son Église, et encore qu’à mon sentiment, poursuivit Henri avec un sourire, il y aille autant de l’intérêt de l’Église que du mien, de recevoir au bercail la brebis égarée, surtout quand ladite brebis est maîtresse d’un puissant royaume, il se peut que d’Ossat veuille croire ce qu’il désire et se leurre sur mes chances. N’étant pas d’Église, tu jugeras plus clair.

— Sire, vous en écrirai-je ?

— Pas une ligne. Tu me dépêcheras M. de La Surie et tout se dira de bec à bec de lui à moi. Toi-même, à ton départir, tu ne seras porteur que d’une lettre de la reine Louise à l’abbé d’Ossat.

— La reine Louise ? dis-je en ouvrant de grands yeux.

— Sache, Barbu, que la reine Louise, depuis la mort d’Henri Troisième, demande au pape la réhabilitation de son défunt mari dont l’âme est toujours sous le coup de l’excommunication papale. Dans l’apparence des choses, l’abbé d’Ossat ne demeure à Rome que pour défendre les intérêts de la reine. L’abbé, poursuivit-il avec un sourire très connivent, n’est nullement chargé des miens. Ainsi peut-il voir le pape aussi souvent qu’il y a appétit sans donner de l’ombrage aux cardinaux espagnols.

— Je dirais, Sire, que c’est là une très vaticane astuce.

— Astuce dont tu verras à Rome plus d’une preuve, ladite Rome n’étant pas seulement la Ville éternelle, mais l’endroit du monde où il y a le plus de finesse. Tu partiras dans trois jours, reprit-il d’un ton bref et militaire, avec La Surie, l’escorte de Quéribus, et un viatique donné par moi sur ma cassette. Bonsoir, Barbu !

Et le croiras-tu, lecteur ? Je fus comme déçu qu’il n’ajoutât pas : « Il est temps que mon sommeil me dorme », tant cette expression lui était particulière et tant elle m’était chère.

Je retrouvai au sortir du Louvre mon escorte et ce fut la tête fort bourdonnante de ce que j’avais ouï que je courus retrouver mon Miroul en mon logis du Champ Fleuri et m’assis devant la collation qu’il m’avait fait préparer, pressé de lui annoncer l’émerveillable nouvelle de notre départir pour Rome, mais fort content de lui donner à mon heure cet extrême contentement, pour la raison qu’il avait prou rebéqué de n’avoir pu être partie à mes deux visites au collège de Clermont.

— Eh bien, dit-il, observant mon silence et dans l’évident dessein d’amorcer la pompe, comment va le roi ?

— Je l’ai trouvé de prime songeard et marmiteux et, touchant son peuple, fort désabusé, alors qu’il lui est d’ordinaire fort affectionné. Toutefois, quand il s’est animé, il m’a paru reprendre du poil de la bête. Mon Miroul, sais-tu l’origine de cette phrase bizarre ?

— Nenni, dit Miroul qui cuisait dans son mijot, mais sans le vouloir montrer.

— La superstition voulait que lorsqu’un chien atteint de male rage vous mordait, il suffisait pour guérir de lui prendre sur le dos quelques poils !

— Étrange thérapeutique, dit Miroul, dont l’œil marron était présentement aussi froidureux que le bleu.

— Quant à sa navrure à la lèvre, poursuivis-je en mâchellant mon jambon d’une dent avide, il porte dessus une petite emplâtre noire et hormis qu’il y met souvent la main, se peut parce qu’il se démange, la lèvre me paraît désenflée. Tant est, poursuivis-je en lampant une bonne gueulée de mon vin de Cahors, que dans une semaine, j’augure qu’il pourra baiser sa Gabrielle au bec.

— J’en suis fort aise, dit Miroul qui paraissait être assis sur un cent de clous.

Après quoi, je continuai à manger et à boire, l’œil baissé et sans dire mot ni miette. Voyant quoi, mon Miroul soupira.

— Tu disais, mon Miroul ? fis-je en levant un innocent sourcil.

— Niente, dit Miroul, les dents serrées.

— Niente ! Niente[44] ! dit Philippe II quand il apprit le désastre de l’invincible Armada. Mon Miroul, poursuivis-je en me levant, me voy a dormir[45] : Je suis fort las. Bonne nuit, mon Miroul.

— Bonne nuit, mon Pierre, dit-il en se levant, la face fort chiffonnée.

— Il faudra que ma nuit dépasse de prou le jour, dis-je : mon demain sera tant occupé. Miroul, plaise à toi de m’aider aux matines à faire mes bagues. Je dépars dans trois jours pour Rome.

— Pour Rome !

— Oui-da !

— Et seul ? cria-t-il d’un air tant désolé que je n’y pus tenir davantage, ressentant même quelque mésaise à l’avoir tourné si longtemps sur le gril.

— Comment seul ! dis-je d’un ton surpris, ai-je dit seul ? Ne va-t-il pas sans dire que tu viens avec moi ?

— Ha, mon Pierre ! cria-t-il, mi-furieux mi-ravi, que tabusteux et taquineux tu es ! Que ne me le disais-tu de prime ?

— Que ne le quérais-tu de prime ? dis-je en lui tournant le dos, et en montant le viret qui menait à ma chambre.

Mais il m’y suivit et, toute vergogne avalée, me pressa de questions, auxquelles, moi couché, et lui assis sur ma coite, je répondis toutes, si las que je fusse, content de voir danser dans ses yeux vairons tant de joie à l’idée de galoper avec moi sur les grands chemins du monde, de bonnes montures entre nos gambes et une gaillarde escorte au cul de nos chevaux.

Toutefois, mon Miroul départi, vous eussiez pu croire, belle lectrice, que j’allais m’ensommeiller tout dret, mais point du tout : le pensement que j’avais si résolument rejeté hors de mes mérangeoises depuis mon entrevue avec le roi, alors même que celui-ci y avait fait clairement (et gracieusement) allusion en regrettant de m’arracher si longtemps à mes affections domestiques (ce dernier mot étant prononcé d’un certain air en m’espinchant de côté), me poignit tout soudain avec d’autant plus de force que je lui avais jusques ores refusé l’existence, et qui plus est, me frappa avec une sorte de remords, comme si j’eusse été infidèle à ma grande amour par le fait même que j’avais refusé, dans un premier moment, de m’affliger de cette séparation, tant parce que je bondissais de joie en mon for de pouvoir derechef servir le roi dans une affaire pour lui-même et le royaume de grande conséquence, que parce que l’attrait du voyage et de l’aventure me donnait des ailes, lesquelles, dans mon hypocritesse imagination, n’étaient pas toutes des ailes d’ange, tant s’en fallait…

Et combien que le sommeil à la parfin me vînt retirer de ma vergogne, je la retrouvai intacte le lendemain, et m’en aigris le cœur tout le long du chemin qui conduisait à la petite porte verte, et jusque dans les bras de mamie, en lesquels de prime j’attentais de la perdre en me gorgeant de ces plaisirs qui, dans deux jours, nous allaient être ôtés, sans qu’elle le sût encore.

— Mon Pierre, me dit-elle quand à nos tumultes succéda cet instant délicieux où les corps étant rassasiés, les cœurs parlent plus librement. Mon Pierre, vos yeux portent, ce me semble, un air songeard et mélanconique. Ne savez-vous pas que si un souci vous point, vous devez à notre violente amour de le partager avec moi ?

Hélas ! m’apensai-je, le partage n’allait point du tout être égal, car sans nul doute, elle allait en porter la part la plus lourde, demeurant délaissée en son logis, tandis que je serais moi sollicité en mon aventureux voyage par une multitude d’objets nouveaux, tant de sites que de villes et de personnes.

Le cœur me toqua rudement aux premiers mots que je prononçai d’une voix quasi étranglée, la parole blèze et bégayante, mais à la parfin, quoique d’une façon fort entrecoupée, je lui dis tout, hormis le lieu où je m’allais rendre – ma mission étant secrète, même pour elle – et aussi le temps que j’y serai, pour ce que je ne le pouvais prévoir, la décision de cette grande affaire étant dans des mains plus importantes que les miennes.

Ha, belle lectrice, j’eus de ma jolie duchesse et au-delà, tout ce que vous avez jà imaginé de cette amour si entière, si passionnée et dans sa vie si tardive : le silence atterré, l’immobilité pierreuse, la puérile décréance, les cris, les insensés reproches, les menaces de ne me revoir mie, les serments de se daguer ou de se serrer dans un couvent, et même selon son infantine guise, les battures et frappements, lesquels tant l’épuisèrent qu’elle retomba dans un silence glacé qui, tout d’un coup, fondit en un torrent de larmes, auxquelles je ne laissais pas de joindre les miennes, me sentant fort tourmenté du pâtiment que je lui donnais, fort impuissant à le lui ôter, et fort coupable, quoi que j’en eusse, d’être la cause de tant de maux.

— Mon Pierre, dit-elle d’une petite voix qui me tordit le cœur, m’écrirez-vous au moins ?

— Hélas non, mon ange, cela ne se peut : vous ne devez pas savoir où je suis. Mais si comme le roi l’a quis de moi, j’ai occasion de lui dépêcher M. de La Surie, celui-ci vous remettra de moi une lettre missive, pour peu que vous me promettiez de ne pas lui faire trop de questions, ni de vous encolérer contre lui s’il ne peut répondre.

Elle me le promit, s’enquit du jour de mon départir, s’effraya tout soudain qu’il fût si proche, et sur la demande que je lui fis de la venir visiter le lendemain, elle me répondit d’un ton las et l’œil désespéré que je fisse comme je voulus, que me voir le lendemain ou ne me voir point, c’était quasi tout un pour elle, tant elle avait le sentiment que j’étais jà et parti et perdu. Cependant, au moment de nous séparer, elle me serra contre soi avec une force que je n’eusse pas attendue de ses bras potelés, et me dit à l’oreille d’une voix basse et larmoyante :

— À demain, mon Pierre.

Et le lendemain, l’œil rouge et la face chaffourrée, elle ne voulut de prime ni dérober ses cotillons, ni coqueliquer. Puis elle le voulut ensuite, s’y livra très à la fureur, et quand ce fut fait, elle s’en repentit, et se retournant contre moi, me le reprocha, disant qu’il fallait que je fusse tout à plein sans cœur pour avoir goût à ces jeux, alors que je l’allais quitter ; que de reste, elle le voyait bien, et l’avait toujours su, je ne faisais pas de différence entre une haute dame et une souillon de cuisine, qu’il était clair que j’allais fretin-fretailler avec toutes les chambrières de toutes les auberges où j’allais gîter, n’aimant rien tant que les amours vénales et publiques, et qu’arrivé à destination, où que j’allasse, je ne tarderais pas à être plus couvert de femmes qu’un chien de puces. Assurément, elle ne serait pas, quant à elle, folle assez pour exiger de moi promesses et serments de lui être fidèle, ma traîtreuse langue étant plus habile à lécher les féminins appas qu’à dire la vérité.

Quoi prononcé – l’œil bleu très étincelant, la parole sifflante, et les griffes saillies – elle s’aquiéta tout soudain, s’éteignit et d’une petite voix et dolente et piteuse, elle exigea de moi ces mêmes promesses et serments qu’elle venait de répudier.

Belle lectrice, ne le savez-vous pas tout comme moi : il en est des jurements de fidélité comme des compliments : il faut les faire, non pas au petit cuiller, mais à la truelle, ou alors point du tout. Et j’eusse été un Turc ou un barbaresque, si, voyant ma petite duchesse dans la désespérance où elle se débattait, je n’eusse pas attenté de l’assouager par toutes les assurances que je lui pouvais bailler et qui, combien qu’elles ne fussent pas sûres, me venaient toutefois du cœur, sentant bien, au moment que je les lui prodiguais, comme elles étaient fragiles et comme elles s’encontraient pourtant nécessaires dans le prédicament où je la voyais.

Toutefois, au milieu même de ces serments, si forts dans leur expression, si faibles dans leurs effets, j’avais scrupule et remords à user, à l’égard d’un être que je chérissais, de ma facile langue, mais en même temps je ne l’aimais que davantage, pour ce que je faisais tant d’efforts pour lui mentir. Et elle, me croyant, me décroyant, me voulant croire, elle lisait dans mes yeux une amour mille fois plus véridique que mes lèvres. Et à la fin, épuisée qu’elle était, elle s’ococoula, quiète, contre moi, et elle pleura des larmes plus douces, me gonflant le cœur quasiment de plus de tendresse que je ne pouvais supporter.

 

 

Après avoir étudié les cartes, mon Miroul et moi, nous décidâmes, afin d’éviter en pleine froidure hivernale de traverser les Alpes, de pousser jusqu’à Marseille et là de longer la côte : ce qui fit un voyage longuet, joli, plaisant par la douceur de l’air, mais où l’envitaillement s’encontrait malcommode, car étant donné la stérilité du terroir, on n’y trouvait que fort peu de chair (hormis l’agneau et la brebis), point du tout de lait, de beurre, ni de fromage, et point autant de pain que nous aurions voulu. Toutefois, le poisson abondait, frais et succulent, mais peu aimé de notre escorte, laquelle se plaignait qu’on lui fît « faire maigre » tous les jours de la semaine.

Nous nous apensions être assez forts pour n’avoir rien à redouter des caïmans des grands chemins, lesquels, à l’accoutumée, ne mordent point là où ils se peuvent les dents casser. Cependant, il nous fallut en découdre, car à un mille ou deux après Nizza, qui est un petit port fort joli sur la Méditerranée, nous ouïmes devant nous sur le chemin de grands huchements, les uns de male rage, les autres de détresse, et dans ceux-ci ayant discerné des mots français, nous donnâmes de l’éperon et mettant nos montures au galop, nous fondîmes au milieu d’un chamaillis confus qui mettait aux prises une vingtaine de vaunéants armés de blic et de bloc et un nombre égal de pèlerins, ceux-là en mauvaise posture, pour ce qu’ils comptaient parmi eux cinq ou six femmes, lesquelles n’étaient armées que de ces poignards que ma belle-sœur, Dame Gertrude du Luc, portait à sa ceinture, mais dont, au contraire de Gertrude, ces pauvres demoiselles n’osaient se servir, s’estimant, se peut, moins menacées dans leur vie que dans leur vertu.

L’embûche était rusée et le site bien choisi, pour ce qu’à cet endroit le grand chemin de Nizza à Genova court entre des rochers fort escarpés à main senestre, et à main dextre un ravin pierreux et précipiteux qui plonge dans la mer. Et cette italienne truandaille, ayant eu la finesse de barrer la route de quelques rochers et d’apparaître sur les arrières des pèlerins, elle leur coupait toute retraite, à moins qu’ils préférassent la noyade à la mort.

Ce n’est pas que d’aucuns hommes dans cette troupe ne se défendissent avec vaillance, en particulier un grand diable de prêtre qui me tournait le dos, et qui, quand nous advînmes, baillait de sa longue épée, brandie au bout de son long bras, de bonnes buffes et torchons à ceux qui osaient l’approcher.

— Cornedebœuf, Monsieur ! Tenez bon ! criai-je en cassant d’un coup de pistolet la tête d’un vaunéant qui le voulait arquebuser de derrière la barricade. Mais à nous voir, le gros des caïmans, terrifié par notre nombre, nos armes et nos forts chevaux, nous montrait leurs croupières et dévalait avec une émerveillable agilité le ravin pierreux qui menait à la mer, se peut pour embarquer dans une barquette qui se cachait, invisible du chemin, dans une petite crique.

M. de La Surie eût voulu accompagner cette précipitée retraite d’une bonne mousquetade, mais je noulus. Deux pèlerins étaient navrés, l’un d’eux grièvement assez, et quant à la truandaille, elle laissait un mort sur le chemin, sans compter les blessés, car les pierres du ravin qui avaient vu leur fuite, portaient des traces de sang qui brillaient lugubrement sous le chaud soleil. Je pansai les navrés, fis donner de l’eau à tous, et ordonnai qu’on liât le mort sur une des mules afin que de l’enterrer dans le cimetière du plus proche village.

On en était là de ces préparatifs, quand Pissebœuf me dit en oc :

— Moussu, ces vaunéants brandissent en contrebas un torchon blanc.

Et, en effet, à mi-chemin du ravin derrière un rocher, je vis une sorte de guenille grisâtre, laquelle était exagitée qui-cy qui-là au bout d’un bras qu’on ne voyait point.

— Que voulez-vous ? criai-je en italien.

— Monseigneur, dit une voix, mais sans qu’une tête apparût, nous quérons de votre grâce la permission de venir chercher celui de nous que vous avez dépêché.

— C’est quelque ruse, dit La Surie en oc. Je ne me fierais pas à ces hommes, même si un ange les accompagnait.

— Venez à deux ! criai-je, et sans armes.

Quoi disant, je fis aligner une dizaine d’arquebusiers le long du ravin, à genoux, et la mèche allumée, et je fis garder aussi la route en amont et en aval par deux groupes d’égale force. Quoi fait, je rechargeai mes deux pistolets et je vis que M. de La Surie faisait de même, l’air fort sourcilleux.

— Monseigneur, cria la voix, ai-je votre parole de gentilhomme et de chrétien de nous laisser repartir sains et saufs avec le corps ?

Ce « chrétien » m’ébaudit fort dans le bec de ce percebedaine :

— Tu l’as, criai-je, au nom de tous les saints et de la Benoîte Vierge ! Mais hâte-toi ! Nous ne pouvons délayer plus outre !

Deux nommes alors se détachèrent du rocher, lesquels se mirent à gravir la pente abrupte du ravin avec une adresse et une rapidité qui ne laissa pas de m’émerveiller, alors même que, mes deux pistolets à la main, je gardais un œil, et sur eux et sur les alentours, l’ouïe aussi fort attentive, tandis que Pissebœuf et Poussevent détachaient de la mule le corps du caïman que j’avais dépêché et le déposaient sur le chemin.

Cependant, les deux hommes surgirent au milieu de nous, et celui des deux qui paraissait être le chef, jetant un regard aigu et nullement effrayé autour de lui, vint à moi sans hésitation et se campant sur ses gambes, me salua et dit d’une voix forte :

— Monseigneur, la grand merci à vous de votre magnanimité. Je me nomme Catilina, ajouta-t-il noblement, comme si son nom de brigand ne devait pas m’être déconnu.

— Signor Catilina, dis-je la face imperscrutable, j’eusse aimé vous encontrer en un autre prédicament.

— C’est là le hasard de la guerre, dit Catilina avec le même air de noblesse, lequel il portait avec naturel et sans piaffe aucune.

De son physique, c’était un homme de stature moyenne, fort noir de poil et de peau, mais la face franche et plaisante, et une carrure qui annonçait beaucoup de force. Je m’apensai, en l’envisageant, que l’aristocrate de la Rome antique dont il portait le nom ne devait pas être fort différent de lui en sa corporelle enveloppe, ni se peut en son humeur.

— Signor Catilina, repris-je, vous vous êtes mis très au hasard de votre vie en vous confiant à moi. Il a donc fallu que vous aimiez prou ce compagnon à qui notre chamaillis fut fatal.

— C’était mon frère, dit Catilina en baissant la paupière, et j’eusse manqué prou à l’honneur en ne ramenant point son corps en mon village.

Ayant dit, il s’agenouilla sur la poussière du chemin devant le mort, et, les larmes lui coulant tout soudain, il se mit à faire oraison, les mains jointes, l’air si grave et si chagrin que le silence se fit, tant chez les pèlerins que chez les soldats de notre escorte. Quant à moi, je confesse que je n’arrivais pas à détacher mon œil de ce brigand si parfaitement pieux et poli.

À la parfin, Catilina se releva, et avec le même air d’aisance et de noblesse avec lequel il faisait tout, il se tourna vers moi et me dit :

— Monseigneur, plaise à vous de permettre que l’abbé que voilà récite une brève prière sur ce frère mien qui a passé.

Et de la main, il désignait le grand diable de prêtre que j’avais vu se battre avec une vaillance léonine, et qui, appuyé d’une main à la paroi rocheuse en surplomb, attentait, de l’autre, d’essuyer son épée ensanglantée sur un buisson qui avait trouvé à se loger dans une fissure de la pierre. Ce guillaume devait entendre l’italien, car dressant l’oreille aux paroles de Catilina, il rengaina son arme et dit d’une voix douce et chantante :

— Bien volontiers, mon fils.

Quoi dit, il se retourna. Et béant, je reconnus Fogacer.

 

 

Ce ne fut pas sans mésaise que l’on trouva à Genova une auberge assez grande pour loger et notre escorte et les pèlerins, lesquels s’encontraient si terrifiés par l’embûche où ils avaient cru laisser leurs bottes qu’ils nous avaient suppliés de demeurer en notre compagnie jusqu’à Rome, but de leur saint voyage : ce à quoi j’acquiesçai d’autant plus volontiers que j’appétai fort à ce que Fogacer demeurât auprès de moi, tant en raison de notre ancienne, intime et immutable amitié que parce que j’ardais fort à savoir le pourquoi de son étrange vêture.

Il en est des alberguières italiennes comme des françaises : avec cinq sols elles vous logent à plusieurs dans la même malcommode chambrette et se peut même, dans le même lit. Avec un écu, elles vous baillent une chambre digne d’un évêque, et une salle à manger à part, loin de la noise vacarmeuse de la table d’hôte. Et si comme moi, vous ajoutez cinquante sols, elles vous feront apporter une cuve à laver et tandis que vous gloutirez votre repue, deux chambrières la viendront remplir, portant au bout de leurs beaux bras rouges des seaux d’eau fumante.

J’étais si las et, après le tohu-vabohu de cette journée, si affamé de solitude que j’obtins de la Génoise, une matrone joufflue, mafflue et fessue dont la lèvre se décorait de poils noirs (lesquels avaient essaimé jusque dans l’échancrure de son corps de cotte), j’obtins, dis-je, deux chambres, noulant du tout partager ma coite avec La Surie (le révérend père Fogacer, au rebours de moi, appétant à partager la sienne avec son acolyte). Toutefois, je devais à l’amitié de rompre le pain avec eux dans la petite salle à manger où, de prime, Pissebœuf et Poussevent nous vinrent retirer nos bottes, tandis que carrés et comme épatés dans nos cancans, et le ventre à table, nous nous remplissions gaillardement de viandes et de vin.

Cependant, la nuitée étant jà profonde, l’alberguière nous vint apporter trois bougeoirs qu’elle posa sur la table en nous recommandant de ne point trop délayer à notre repue, car chacun de nous trois devrait emporter sa chandelle en sa chambre, sans espérer qu’elle-même lui pourrait en bailler une autre, se trouvant fort à court.

Et maintenant qu’à cette vive lumière on y voyait davantage, je fus si fort frappé par la physionomie de l’acolyte que je me permis de lui dire :

— Monsieur, j’ai connu en Paris, servant chez un révérend docteur médecin de mes amis, une jeune chambrière prénommée Jeannette qui vous ressemblait prou : même ovale, mêmes yeux, même nez, même bouche fraisière, même imberbe menton…

— Monsieur le Marquis, dit l’acolyte en battant du cil, cela n’est pas pour surprendre. Cette Jeannette est ma sœur jumelle. Mais pour moi, on me prénomme Jeannot.

— Va donc pour Jeannot, dis-je, en espinchant de côté Fogacer, lequel oyait ce dialogue, le sourcil noir arqué sur son œil noisette, mais sans mot piper. Jeannot, repris-je, tant en raison de vos cléricales fonctions auprès de M. l’abbé Fogacer que pour l’amitié que m’inspire votre bonne mine, soyez à ma table, jusqu’à la fin de ce voyage, le très bien venu.

— Monsieur le Marquis, dit Jeannot, la grand merci à vous. Et peux-je dire que votre condescension à mon endroit ajoute à la gratitude que je nourrirai à jamais pour avoir sauvé la vie de M. l’abbé Fogacer et fort probablement la mienne.

— À moins, mon enfant, dit Fogacer avec son lent et sinueux sourire, qu’un sort plus rude que la mort t’eût été réservé…

À quoi Jeannot rougit, et un ange passa, lequel ne trouvant rien d’angélique en le dessous de cette réplique, s’envola tout de gob.

— Monsieur l’abbé, dis-je (Et, belle lectrice, par-donnez-moi, mais tous ces propos se poursuivirent la bouche pleine, la dent mâchellante, et la gargamel avalante, pour la raison que j’étais lors tout aussi avide de connaissances que de terrestre nourriture). Monsieur l’abbé, peux-je dire que je suis tant étonné des circonstances de notre encontre que j’ai quelque appétit à questions poser.

— Mi fili, dit Fogacer, j’accepte toutes questions, sans toutefois garantir mes réponses, ni leur fidélité au vrai.

— Qu’en est-il – la question arde et brûle mes lèvres depuis trois heures –, qu’en est-il de cette soutane ?

— Pourquoi ? dit Fogacer en levant son sourcil diabolique, la trouvez-vous mal coupée ?

— Je dirais, dit La Surie, que cette soutane soutient fort bien votre personnage. Pour un peu, on vous croirait né avec elle.

— Mon ami, repris-je, je m’entends : cette soutane, la méritez-vous ?

— C’est là, dit Fogacer, une grave question. Pierre d’Épinac, archevêque de Lyon, méritait-il sa belle robe violette, lui qui coqueliquait avec sa propre sœur ? La réponse n’appartient qu’à Dieu.

— J’entends, dis-je, cette soutane est-elle vraie ?

— La soutane des jésuites, dit Fogacer, est-elle vraie, eux qui, étant réguliers, eussent dû porter la robe de bure, la corde et les sandales ?

— Je m’entends, repris-je, cette soutane est-elle un masque ?

— Toutes les vêtures me sont un masque, dit Fogacer dont le ton, cette fois, ne me parut pas si badinant, moi à qui l’on défend de paraître sous mon véritable visage.

— Je m’entends, dis-je : vous y sentez-vous la conscience à l’aise ?

— Ma conscience n’est pas dans ma vêture, dit Fogacer, reprenant son ton léger et son sinueux sourire.

— Eh bien donc, dis-je, voici ma dernière attaque puisque toutes ont été repoussées. Comment trouvez-vous le port de la soutane ?

— Malcommode sur le chemin. Fort commode à destination.

— Votre destination étant Rome, à ce que je crois.

— Où, dit Fogacer, la paupière baissée et les mains jointes sur ses viandes, je vais gagner toutes les indulgences qui jusque-là m’ont fait si cruellement défaut…

— Il se pourrait, dis-je après un instant de silence, que votre flèche et la mienne, bien que tirées par deux archers différents, visent à Rome la même cible.

— C’est plus que probable, dit Fogacer. Vous savez donc qui me tire.

— Je le connais et je l’honore, dis-je gravement. Jamais évêque n’a mieux servi le roi en se servant lui-même.

— Amen, dit Fogacer avec un petit pétillement de son œil noisette. Ce petit vin italien n’est des pires, reprit-il. Je le bois à la santé de mon bon maître, Mgr Du Perron, au succès de sa grande mission à venir et à son futur chapeau.

— Quel chapeau ? dit Jeannot innocemment.

— Monsieur, dit Fogacer, voudriez-vous qu’un cardinal aille tête nue ?

Sur ces dernières répliques, la conversation était descendue à d’onctueux murmures et, sur un signe que je lui fis, La Surie prit un bougeoir, et tirant vers la porte à pas de chat, l’ouvrit fort brusquement, mais derrière l’huis n’encontra que le viret qui menait à nos chambres. Il le reclouit.

— Voilà qui va bien, dis-je. Si votre cible, monsieur l’Abbé, comme je crois, est un autre petit abbé, et comme de robe à robe on n’est pas sans se connaître, se peut que vous puissiez sur lui éclairer ma lanterne.

— Mi fili, qu’appétez-vous à savoir ? dit Fogacer.

— D’où il vient et où il va.

— Il vient de l’obscurité d’une robe noire ; et de là, aspire, s’il ne l’a pas jà, à l’éclat discret d’une robe violette et s’il l’a jà, à la pompe d’une robe pourpre.

— Je n’entendais pas sa particulière fortune, mais son rollet public.

— Mi fili, dit Fogacer d’un air mi-gaussant mi-affectionné, car pour lors vous êtes doublement mon fils, et non seulement parce que je vous ai nourri, en vos vertes années, aux stériles mamelles d’Aristote, mais aussi pour ainsi parler, cléricalement, et du fait même de la robe que je porte, sachez de prime que pour défendre les intérêts français à Rome, il y eut de tout temps un ambassadeur français et un cardinal protecteur, lequel, sous le règne d’Henri Troisième, fut d’abord le cardinal d’Este qui, en rendant son âme à Dieu, légua à son successeur, le cardinal de Joyeuse, cette inestimable perle, son très dévoué secrétaire : l’abbé d’Ossat. Duquel, poursuivit-il en levant sa longue et fine main, la réputation d’honnêteté, de fermeté, de loyauté et d’habileté diplomatique était telle, même en France, que lorsque Henri Troisième à Blois, en 1588, renvoya les ministres dévoués de sa mère, il fit appel à d’Ossat pour remplacer Villeroy…

— Cornedebœuf ! criai-je stupéfait, mais je ne l’ai jamais su !

— L’Église sait tout, dit Fogacer gravement.

— Et quel émerveillable avancement pour un petit abbé ! dit La Surie.

— Lequel, toutefois, il refusa, dit Fogacer avec son lent, connivent et sinueux sourire.

— Et savez-vous pourquoi ? dis-je.

— Ha ! Comme il serait intéressant de le savoir ! dit Fogacer en levant au ciel ses bras arachnéens. À supposer, reprit-il en arquant son sourcil, que l’Église me charge un jour d’écrire l’apologie de l’abbé d’Ossat, je ne manquerai pas d’expliquer noir sur blanc que c’est par humilité chrétienne que ledit abbé noulut devenir le ministre d’un grand monarque de l’Occident. Mais c’est là mi fili, une de ces choses que tous les prêtres disent et qu’aucun d’eux ne croit.

— Il n’est mèche qui ne se vende un jour ! dit La Surie en souriant d’un seul côté du bec.

— Mais telle est la crédulité humaine, poursuivit Fogacer, que personne n’achète ladite mèche, même quand elle est à vendre… Je poursuis. Mon cher Miroul, si vous aviez le choix entre être ministre et devenir cardinal, lequel choisiriez-vous ?

— Les ministres passent, mais les cardinaux demeurent, dit La Surie. Adonc, je choisirais le chapeau.

— C’est bien pensé. En outre, ramentez-vous que Henri Troisième, très antiligueux et anti-espagnol, se trouvait en très mauvaise odeur à Rome. Qui plus est, il était bougre. Et encore que la bougrerie ne soit pas déconnue dedans l’Église, elle n’y est pas bien considérée, quand elle est scandaleuse. Et enfin, d’Ossat, toujours bien informé, ne pouvait ignorer que la lutte entre le Guise et le roi à Blois avait atteint un point tel que l’un des deux ne pouvait manquer d’être dépêché par l’autre. Or, le roi tué, que serait devenu son ministre ? Mais d’un autre côté, Guise occis, et avec lui son frère le cardinal (crime en horreur à Sa Sainteté), que serait devenu le ministre d’un roi excommunié ? Adonc mon d’Ossat refusa les honneurs en ce combat douteux et demeura sagement à Rome, se chauffant au soleil de la chrétienté…

— Voilà, dis-je, qui parle en faveur de sa prudence.

— Mais voici, en revanche, dit Fogacer en levant sa longue main, qui parle en faveur de son courage et de sa clairvoyance : quand Jacques Clément occit Henri Troisième et que celui-ci, sur son lit de mort, reconnut Henri de Navarre comme son successeur, le cardinal de Joyeuse, notre évêque protecteur à Rome, rejoignit le camp ligueux, et l’abbé d’Ossat, en complet désaccord avec lui, le quitta.

— Il est donc antiligueux ? dis-je, trémulant de joie…

— Et de longue date. Il estime que si la Ligue en France a servi le roi d’Espagne, elle a, dans la réalité des choses, desservi l’Église catholique.

— Je commence à aimer ce petit abbé, dit La Surie. Que fit-il quand il se retrouva désoccupé à Rome ?

— La reine Louise l’apprit et le prit à son service. Comme vous savez, elle voudrait obtenir du pape, poursuivit Fogacer avec un petit brillement de l’œil, une messe chantée pour le repos de l’âme excommuniée de son défunt mari.

— Sancta simplicitas ! dit La Surie.

— Tautologie ! dit Fogacer. Il n’est de sainteté que simple… Savez-vous que d’Ossat, qui est pourtant fin comme l’ambre, conseilla un jour au roi Henri Quatrième, dans une de ses lettres, de renforcer la conquête de son royaume par l’abstinence des voluptés qui dérobent le temps et détournent des affaires.

— Et que fit le roi, dit La Surie, à lire cet innocent conseil ?

— Il le répéta à Mgr Du Perron, et ils en rirent tous deux comme fols.

À quoi nous rimes aussi.

— Messieurs, dis-je en me levant et en saisissant un des trois bougeoirs, plaise à vous d’achever sans moi ce flacon : je me retire.

— Je gage, dit La Surie avec un taquinant sourire, qu’il est temps que votre sommeil vous dorme.

— Nenni. Je m’en vais profiter de ce bout de chandelle pour me laver. Messieurs, je vous souhaite la bonne nuit. Pour moi, une bonne cuve m’attend.

Quoi disant, je m’engageai dans le viret et montai à l’étage, où, à ma grande surprise, je vis sur le palier une forme humaine étendue dans un renfoncement et, me demandant qui dormait là dans cette malcommode posture, et à même le plancher, maugré l’inclémence du temps, je mis un genou à terre, inclinai le bougeoir pour envisager la face du gautier, duquel je ne pus voir que le nez, tant il était bouché dans son manteau. Et ce nez et ces lèvres me paraissant être ceux d’un enfant ou d’une femme, je soulevai de ma main senestre le pan du capuchon dans lequel, en raison de la froidure, le quidam s’était ococoulé. Quoi faisant, à la lumière trémulente de ma chandelle, je découvris, entouré de mignardes boucles noires, le plus joli minois de la création, lequel me parut plus bel encore, quand l’inconnue, se déclosant de son sommeil, ouvrit les yeux, lesquels étaient immenses, d’un noir brillant et ornés de cils touffus.

— Mamie, dis-je, étonné qu’elle ne parût pas plus effrayée de ma soudaine apparition, que fais-tu céans à prendre ton repos et somme sur la dure au lieu que de t’aiser au chaud dans une bonne coite ?

— Monsieur le Marquis, dit-elle.

— Quoi donc ? Tu me connais ?

— Assurément, dit-elle, je suis une de ces pèlerines que vous sauvâtes ce tantôt des caïmans du grand chemin. Je m’appelle, poursuivit-elle avec un battement de cil des plus modestes, Marcelline Martin et suis veuve d’un huissier à verge du parlement de Paris.

— Madame, dis-je sachant bien que rien ne caresse davantage une bourgeoise que d’être « madamée », je suis fort chagrin de voir une personne de votre rang si mal accommodée.

— Ha, Monsieur ! dit-elle, la grand merci à vous de votre compassion. À la vérité, l’alberguière m’a baillé un lit, lequel toutefois il me fallut partager avec deux pèlerines si grosses, si ordes, si sales, si ronflantes et si remuantes que je n’y pus tenir plus de dix minutes et, m’enveloppant de mon manteau, me vins réfugier céans.

— Ha, Madame ! dis-je, je ne peux souffrir qu’une personne de votre sexe endolorisse ses tant fragiles os à coucher sur un plancher. Plaise à vous de prendre ma chambre et ma coite. J’irai dormir avec mon écuyer.

Là-dessus, il y eut, comme bien vous pensez, belle lectrice, un assaut de civilités dont je sortis vainqueur, et prenant la belle huissière par sa tendre menotte, je la fis lever et l’amenai à ma chambre où je l’allais incontinent quitter, quand elle me dit :

— Quoi, Monsieur ! Une cuve à laver ! Et pleine d’eau claire et tièdelette ! poursuivit-elle en y trempant la main ! Me ferez-vous le sacrifice, et de la chambre, et de la coite, et de ce bain encore ! Ha, Monsieur, c’est trop ! Je ne le peux souffrir ! Il vous faut au moins baigner avant que de départir. Monsieur, de grâce ! Il vous suffira de tirer ce décent rideau entre la cuve et la coite !

— Madame, dis-je, je ne voudrais en rien offenser votre pudeur.

— Monsieur, ce rideau sauve tout. Et si vous nouiez, par la Benoîte Vierge, je retourne à mon plancher ! ajouta-t-elle d’un air mutin.

— Madame, vous me tyrannisez !

— Monsieur, de grâce, si vous débattez plus outre, vous n’aurez plus assez de chandelle pour prendre votre bain. Voyez ! Elle faiblit jà !

— Eh bien, Madame, dis-je, me voici subjugué : je fais, à la parfin, votre commandement.

Et me dévêtant, je me plongeai dans l’eau de la cuve, laquelle me parut délicieuse après les poussières et les fatigues de cette longue trotte.

— Monsieur, dit la belle huissière, de derrière le rideau, vous sentez-vous bien ?

— Madame, dis-je, comme dans un paradis.

— Sauf, dit-elle, avec un soupir, que dedans le paradis, Adam n’était pas seul.

— Ha, Madame ! dis-je, ma voix s’étranglant dans mon gargamel, en effet !

— Monsieur, dit-elle, je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur moi. Je suis personne de bon lieu, j’ai quelque réputation de vertu à sauvegarder. En conséquence de quoi, je serais infiniment navrée en mes plus tendres sentiments, si l’on venait à savoir que vous vous êtes baigné nu en votre natureté dans la chambre où je dors.

— Madame, dis-je avec quelque trémulation dans la voix, soyez là-dessus tout à plein en repos : les bontés des dames m’ont de tout temps laissé muet.

Là-dessus, il y eut un silence, pendant lequel je retins mon vent et haleine, doutant en avoir dit assez, craignant d’en dire trop, et nullement assuré de quel côté la balance allait pencher, sachant bien que, lorsque les choses prennent cette prometteuse tournure, un mot, un geste, un regard, à la pénultième minute, peuvent tout gâcher.

— Monsieur, reprit-elle, savez-vous que je vous envie : je n’ai eu, moi, pour me baigner, qu’une cuvette à peine plus grande qu’un gobelet, et j’enrage d’ouïr le ruisselis que vous faites avec cette bonne eau sans en sentir moi-même la caresse.

— Madame, dis-je, cette caresse serait vôtre aussi, si vous me rejoigniez dans cette cuve.

— Hé Monsieur ! dit-elle d’une voix trémulente, y pensez-vous ! Cela serait très disconvenable à une femme de bien !

— Madame, dis-je, sentant le moment venu de la presser davantage, qui vous respecte plus que moi ? Mais nécessité fait loi. Cette cuve est tant grande que vous pouvez y plonger sans que je vous touche du tout. En outre, qui le saura jamais ? Nous sommes à la minuit, le logis est quiet, l’huis bien clos sur nous et bientôt l’obscurité dérobera vos rougeurs, la chandelle jetant son dernier feu.

— Eh bien, dit la belle huissière d’une voix fort faible, mais dans laquelle quelque petit démon se riait à part soi, laissons-la, de grâce, s’éteindre tout à plein. J’en aurai moins vergogne.

— Laissons-la, dis-je.

Et l’œil fiché sur le bougeoir qui reposait sur une escabelle à côté de la coite, la belle huissière l’ayant par-devers soi, et moi l’envisageant à travers le rideau qui était fait d’une cotonnade rouge transparente assez, nous envisagions cette chandelle qui à dire tout le vrai, prit à mourir un temps infini.

 

 

— Moussu, dit mon Miroul tandis que nous trottions au botte à botte en tête de notre escorte, je vous dois des excusations pour avoir irrupté en votre chambre ce matin à la pique du jour pour vous désommeiller : comment pouvais-je savoir que vous seriez infidèle à votre dame trois semaines à peine après l’avoir quittée ?

— Monsieur de La Surie, dis-je froidureusement, le remords me point assez sans que vous y ajoutiez vos piques. Au surplus, es-tu toi-même si vertueux ? Et ne sais-tu pas le pouvoir immense que l’occasion a sur nos tant faibles cœurs ?

— Oui-da, dit-il d’un air entendu, surtout quand ladite occasion est aidée.

— Aidée ? dis-je avec indignation.

Et à peu de mots, et sotto voce, je lui en dis ma râtelée, n’ayant pas scrupules à lui en conter les prémisses, puisque de ses yeux il avait vu la conclusion.

— Moussu, dit Miroul, à ouïr comme vous tournez les choses, il me semble que pour une fois, vous péchez par naïveté. Il me paraît clair comme ciel d’azur que la garcelette, ayant vu par la porte entrebâillée de votre belle chambre les chambrières porter les seaux d’eau dans la cuve, et ayant conclu que vous quitteriez le premier votre repue pour vous baigner, s’est postée tout exprès sur votre passage pour toucher ce que vous nommez votre cœur et partager avec vous, et la chambre, et la cuve, et le lit. Qui veut la cage veut l’oiseau.

— Et qui veut l’oiseau, veut aussi la cage, dis-je roidement. Pour moi, sans vouloir trop paonner, j’oserais dire ici que l’oiselle ne fut point rebelute à mes entreprises. Bien le rebours.

— Se peut, dit Miroul, que vous fûtes une des commodités auxquelles elle avait appétit : la cuve, le lit et vous.

— Ou encore, dis-je en reprenant ma belle humeur, moi, la cuve et le lit. Mon Miroul, te voilà ce matin dépit et vinaigreux comme abbesse au couvent. Pardonne-moi, mais je vais de ce trot entretenir Fogacer.

— Lequel, dit Miroul, n’a pas à chasser après les occasions. Il les amène avec lui. Les bougres, poursuivit-il en baissant la voix, ont bien de la chance. Tout leur est plus facile.

— Quoi ? dis-je, une pique encore ! Fogacer aussi reçoit son paquet ! Mon Miroul, la chasteté t’aigrit. Je te verrai un peu plus tard.

Et retenant ma monture, j’allai retrouver Fogacer et me mettre au botte à botte avec lui. Toutefois, au bout d’une demi-heure, Miroul nous vint rejoindre, gai et gaussant comme à son ordinaire.

Avant que d’atteindre Rome, nous couchâmes huit nuits encore en chemin ès auberges diverses, les unes bonnes, les autres médiocres assez, mais pour moi, accommodé comme on l’a vu, à ce jour encore je garde une délicieuse remembrance de nos étapes italiennes.

Au contraire de ce que nous avions encontré dans d’autres villes de ce pays dont nous avions demandé l’entrant, la douane papale, aux portes de Rome, fut adamantinement sévère : elle fouilla jusques aux plus petites pièces de nos hardes, fit un dénombrement exact de nos armes, et se saisit de tous nos livres, les miens et ceux de Fogacer, pour les visiter. Ce qui prit deux grands jours, au bout desquels un bon père patelin assez, mais qui sentait à deux lieues l’inquisition, dit à Fogacer qu’il lui retiendrait son livre d’heures, pour ce qu’il était de Notre-Dame de Paris, et non de Saint-Pierre de Rome, et adonc, par là même, leur était suspect. Ce qui laissa notre pauvre abbé béant, et plus encore, qu’on lui retînt un livre de Simler intitulé la République des Suisses.

— Ce n’est pas, dit le père, que nous ayons quoi que ce soit contre Simler qui est bon catholique, ni contre son livre qui est d’une parfaite innocuité. Mais le livre est traduit en français, et son traducteur est hérétique.

— Mais, dit Fogacer, son nom n’est même pas mentionné sur la page de garde.

— Nous savons toutefois qui il est, dit le père, et à quel moulin il va moudre son grain. C’est un huguenot de Genève.

— Mon père, dit Fogacer d’un air modeste, j’admire la science que vous avez des hommes.

— Il le faut bien, dit le père, la crête haute : nous faisons des huguenots, et en particulier de ceux qui se mêlent d’écrire, des dénombrements très entiers, afin d’éviter que leur peste ne vienne contaminer nos ouailles. Pour cette raison, Signor Marchese, dit-il en se tournant vers moi, je retiendrai les Essais de Montaigne, lesquels ne vous seront rendus qu’à votre département de Rome.

— Mais, dis-je, j’ai ouï dire que Michel de Montaigne avait soumis son livre à vos censures.

— Desquelles, toutefois, il n’a pas toujours tenu compte en rééditant son livre. Ainsi vois-je qu’aux livres I et II, il parle toujours de George Buchanan comme d’un « grand poète écossais ».

— Eh bien, dis-je, où est le mal ?

— Signor Marchese, dit le père du ton paternel, patient et supérieur avec lequel il aurait parlé à un enfant, le mal est considérable. Buchanan est un hérétique. Il ne saurait donc être un grand poète.

Ceci me clouit le bec à jamais, hormis toutefois en les pages de ces Mémoires et je fis mon deuil des Essais, du moins tout le temps que je demeurai dedans Rome.

— Vous voilà, dit Fogacer, quand nos coffres reclos sur nos hardes, le père nous eut avec sa bénédiction (et non sans que lui ayons graissé pieusement le poignet) baillé l’entrant de Rome, vous voilà, mi fili, tristement orphelin de votre Montaigne.

— Lequel, toutefois, dis-je, eut raison de ne pas concéder ce point à la censure papale. Il ne fit qu’en gausser quand je l’encontrai à Blois. Défendre d’écrire que Buchanan est grand poète pour la raison qu’il se trouve hérétique, est, soutient-il, « une façon merveilleusement vicieuse d’opiner. Faut-il, ajouta-t-il, si une garce est putain, qu’elle soit aussi punaise ? » Par punaise, il entendait puante.

— Et par putain entendait-il protestant ? dit Fogacer.

— Nenni, dis-je, ma lame encontrant sa lame à mi-chemin et la toquant, par putain, il entendait bougre…

— Messieurs ! Messieurs ! dit La Surie, il est de certains mots qu’il est disconvenable de prononcer en ces murs.

Quant à ce qui était dedans les murs, à savoir la Ville éternelle, laquelle ne l’est pas vraiment, mais est faite de villes mortes superposées, j’avais, lecteur, tant appétit à la découvrir, que lassé comme j’étais et à peine nos bagues remisées, et notre escorte accommodée en l’auberge des deux Lions (laquelle s’élève quasiment à main dextre de la Porta del Popolo par où nous étions entrés), je décidai, laissant Fogacer au paresseux plaisir de la sieste, d’en faire le tour avec M. de La Surie, ce qui me prit à peu près autant de temps que si j’eusse fait le tour de Paris, les deux enceintes ayant, me semble-t-il, la même circonférence. Mais Rome ne comptant point autant d’habitants ni si grand presse de maisons, ni celles-ci si exhaussées un tiers au moins de l’espace dans les murs n’était pas bâti. En revanche, je trouvai que les rues et les places publiques étaient plus belles qu’en Paris, les maisons plus palatiales, et je vis, par les rues, quantité de coches et de beaux chevaux témoignant d’une grande richesse. Mais je ne laissai pas que d’être fort déçu de ne trouver aucune rue marchande, alors que les boutiques en Paris, étant toutes merveilleusement achalandées, méritent, tandis qu’on chemine, de bonnes œillées à dextre et à senestre, même si le flux des clicailles en votre escarcelle s’encontre trop bas pour acheter.

La ville s’étend le long de la rivière du Tibre (qui est réputée charrier quotidiennement autant de gens assassinés que la rivière de Seine en Paris) et, au contraire de Londres, elle est plantée autant sur la rive senestre que la rive dextre, mais rien, je dois dire, ne me parut plus beau que la vieille cité, laquelle s’étage dans la partie la plus montueuse. Je vis là de très belles maisons, lesquelles, comme souvent à Rome, avaient un air de pompe, et m’étant enquis d’un passant à qui elles appartenaient, j’appris que la plupart d’entre elles avaient comme heureux possesseurs des cardinaux italiens.

— Mais Signor, me dit le gautier, si tant ces maisons vous plaisent, il vous sera loisible d’en louer une, par exemple celle-ci dont les volets sont clos, et qui appartient au cardinal de Florence, lequel préfère loger dans une autre qu’il possède aussi.

À ce nom, je jetai une œillée à Miroul, le cardinal de Florence étant un des rares prélats de Rome à aimer la France et à servir ses intérêts.

— Mais, dis-je, pour louer ce palais, il en doit coûter une fortune ?

— Point du tout, Signor, dit le gautier, lequel était un petit homme maigrelet aux yeux tant vifs et fureteurs que ceux d’un écureuil. Dites-moi seulement votre nom et où vous logez, et ce soir même, je vous en porte la clé.

— Je suis le marquis de Siorac, dis-je, et je loge à l’auberge des deux Lions avec mon escorte.

— Ha, Signor ! dit le gautier en joignant les deux mains, vous êtes marquis et français ! Cela suffira à Mgr de Florence ! Ce soir même, vous aurez la clef !

Je l’eus, en effet, le soir même, et visitai le lendemain la demeure du cardinal en compagnie du gautier de la veille, lequel prenant fort au sérieux son rollet de cicerone, m’en chantait les louanges, toutes inutiles, car j’y trouvai, outre de grandes écuries et de spacieux communs pour loger mon escorte et mes montures, un fort beau jardin, quoique marmiteux assez en la froidure de l’hiver et un logis qui me ravit, tout de marbre, de colonnes et de statues, fort orné au surplus, les murs des salles communes, dont il y avait au moins quatre en enfilade, étant tendues de cuir doré, et les chambres tapissées de drap d’or et de soie : magnificence que je n’ai vue qu’au Louvre. Car même en l’hôtel de ma petite duchesse, qui passe pourtant pour un des plus beaux de Paris, je n’ai vu pareille pompe. Mais, belle lectrice, je vous vois froncer votre mignon sourcil. Qu’en est-il de ce sourcillement ?

— Monsieur, je suis béante : Appétez-vous de présent au somptueux, vous que j’ai vu vous encolérer en Paris contre la surabondance des laquais en la maison des Grands !

— Belle lectrice, sur ce point-là en effet, je suis adamantin. J’ai en grande détestation ces pléthores de valets, opinant que n’étant pas mieux servi par vingt que par dix, ces débours-là sont inutiles. En revanche, un vaste logis bien accoutré en toutes ses parties me flatte l’œil à toute heure du jour, et pour peu qu’il ait toutes les commodités que l’usage recommande, j’aime, pour ainsi parler, m’ococouler en sa rassurante luxuriosité.

J’eus cette maison que je dis pour cinquante écus par mois et, quoique La Surie en groignât, j’eus pour bien plus de cinquante écus de bonheur à imaginer au milieu de ces statues, d’aucunes fort dénudées, de ces colonnes, de ce cuivre doré et de ces draps d’or dont les murs étaient tapissés, que j’étais un grand cardinal florentin, vivant au milieu de ces beaux objets, en une sorte de cléricale oisiveté, relevée toutefois, seulement pour le piquant, par quelque fine intrigue politique.

— Je doute, Monsieur, que cette mollesse vous eût plu à la longue ; et d’autant qu’un cardinal se doit à force forcée se passer de femme.

— Hé, Madame ! Croyez-vous cela ? N’avez-vous pas ouï que d’aucuns prélats se croient dispensés de vertus et qu’à Rome même, on répute de mœurs pures ceux qui n’ont eu qu’un bâtard en leurs vertes années ?

 

 

J’avais emmené avec moi Luc et Thierry, tant parce qu’ils étaient, maugré leur âge, fort vaillants au combat que parce que je noulus les laisser en mon logis de Paris, doutant que Franz à qui j’avais remis les rênes aurait eu d’autorité assez pour les brider et les garder de faire chez moi les zizanieux. Et dès le lendemain de mon installation en mon palais cardinalice, je dépêchai Luc à M. l’abbé d’Ossat, quérant de lui de me recevoir, ce à quoi il consentit, pourvu que ce fût à la nuitée, et avec une petite escorte, et très à la discrétion. Toutes choses en quoi je lui obéis strictement.

M. d’Ossat habitait dans la vieille ville un logis modeste, mais fort commode, la douillette petite pièce où il me reçut étant fort bien chauffée par un feu éclatant et, ce qui ajoutait encore à la tiédeur du lieu, tendu sur tous les murs de velours pourpre : couleur qui devait ramentevoir, je gage, à l’abbé ses plus secrètes ambitions. Lui-même était assis dans un fort large cancan au creux duquel il me parut fort petit, mais ce ne fut là que la vision d’un instant car dès qu’il m’aperçut, il se leva avec vivacité et, m’assurant avec un profond salut de ses respects, il me pria de prendre place sur le cancan, se contentant quant à lui d’une petite escabelle, revêtue elle aussi de velours pourpre. Je noulus tout à trac. Et nous fîmes assaut, l’un après l’autre, de tant de civilités, de respects et de chrétienne humilité, appétant l’un et l’autre à rien d’autre que d’asseoir la moitié d’une fesse sur ladite escabelle que nous serions encore à en débattre, si l’abbé d’Ossat, qui ne manquait pas de sens commun, n’eût pris le parti de sonner une petite cloche et de commander à ses gens d’apporter un deuxième cancan, sur lequel, l’honneur sauf, je m’assis, et, fouillant dans mon pourpoint, lui remis la lettre-missive à lui adressée par la reine Louise.

Il la lut, me jetant par éclair un œil aigu par-dessus le papier, ce qui me donna tout le temps d’examiner sa corporelle enveloppe, laquelle était petite, menue et maigrelette à n’y pas croire, mais toutefois chargée d’une considérable énergie, comme si les esprits animaux ayant, du fait du peu d’étendue de ses membres, moins d’espace à parcourir et à mouvoir, se fussent davantage concentrés dans le peu qu’il y avait là. Cette extrême vivacité donnait à l’abbé d’Ossat l’aspect d’un oiseau, aspect qui était confirmé par un petit nez en bec d’aigle, et des mouvements vifs et sautillants, non seulement de son corps qui bougeait sans cesse des pieds, des mains et du tronc, mais de la tête qu’il tournait constamment qui-cy qui-là comme à l’affût du moindre péril qui l’eût fait s’envoler.

De sa face, il avait un grand front auréolé de petits cheveux blonds duveteux et angéliques qui tournaient doucement au blanc, des yeux bleus perçants assez, le petit nez en bec de faucon que j’ai dit jà, une bouche fraisière et féminine, et répandu sur cette physionomie aimable, l’air aisé et content d’un homme qui ne se refusait pas ces petites tendretés que dans l’état ecclésiastique on a si souvent pour soi-même.

Il m’envisagea d’un air quelque peu perplexe et interrogateur quand il eut achevé de lire la lettre de la reine Louise, et sans dire mot ni miette, il me fit entendre par sa mine interrogative qu’il se demandait bien pourquoi la reine m’avait mis à tant de frais et de peine de faire ce long voyage et de franchir les Alpes pour lui mander ce qu’il savait jà. Tant est qu’en peu de mots j’éclairai sa lanterne sur le véritable objet de ma mission.

— Ha, monsieur le Marquis ! dit-il, j’entends bien les alarmes de Sa Majesté, laquelle craint que le bannissement des jésuites ait gâté l’affaire de son absolution. Et à la vérité, reprit-il en posant les coudes sur les accoudoirs de son cancan et en joignant ensemble les bouts de ses dix doigts, je confesse que je ne fus pas moi-même sans cette appréhension à la première audience que Sa Sainteté me donna après ce funeste événement.

— J’ai ouï, dis-je, que Sa Sainteté avait pleuré.

— Monsieur le Marquis, dit d’Ossat avec un fin sourire, il faut comprendre que là où un roi s’encolère et sourcille, un pape, à qui ces manifestations peu chrétiennes ne sont pas permises, ne peut que s’affliger, soupirer et pleurer. Son état le veut. Et touchant Clément VIII, je dirais que son humeur l’y dispose aussi.

Je fus ravi de cette analyse et, de ce moment, j’envisageai d’Ossat d’un autre œil, ce qu’il entendit aussitôt car il me fit un second sourire, celui-ci adressé à moi, tandis que le premier l’était à lui-même, pour se féliciter de son esprit.

Je lui contresouris incontinent, et après cet échange qui nous rapprocha prou, il poursuivit un récit auquel il prenait visiblement autant de plaisir que moi-même y attachais d’intérêt.

— Je suis, dit Sa Sainteté, bien marri de ce qui est arrivé… (Observez, monsieur le Marquis, qu’il ne dit pas à qui, le nom de l’hérétique n’étant même pas prononcé.) Mais, poursuivit-Elle, je suis aussi très marri (et si j’ose ainsi parler, ce très marri était incomparablement plus marri que le bien marri qui le précédait) de l’arrêt par lequel le parlement de Paris a chassé les jésuites de France, alors que Chatel n’avait rien dit contre eux…

— Que répondîtes-vous alors, monsieur l’abbé ? dis-je, étonné de l’affirmation du pape.

— Mais naturellement, je me tus, dit d’Ossat. Et quant au pape, il poursuivit en ces termes. Oyez-les bien : ils sont tous bien pesés. « Comme pour aggraver le mal, reprit le Saint-Père, le parlement de Paris a déclaré hérétique la proposition des jésuites, selon laquelle le roi ne doit être reçu et reconnu, s’il n’a l’absolution du Saint-Siège. Autant dire, s’écria le pape avec un grand soupir qui paraissait lui venir du profond de son cœur, autant dire que cette absolution qu’on réclame de moi est de nulle importance ! D’Ossat, poursuivit-il en levant les bras au ciel, voyez si c’est là le moyen d’accommoder les choses comme nous désirons et comme elles étaient très bien acheminées… »

— Mais cela ne coupe pas du tout les ponts, dis-je.

— Bien le rebours !

— Et que dit ensuite le pape ? dis-je vivement.

— Il tourna alors à soupirer et à me redire qu’il était infiniment marri.

— Et que répliquâtes-vous, monsieur l’abbé ?

— Mais je me tus, naturellement, dit d’Ossat. Je voyais bien que le pape était trop irrité pour m’ouïr. En lui répondant, je l’eusse exaspéré sans le convaincre. Dans le moment, ajouta-t-il en tournant sa tête fine de dextre à senestre avec la vivacité d’un oiseau et m’adressant tout ensemble une œillée et un sourire, dans le moment où les douleurs sont crues et saignantes, même un pape ne prend pas si facilement la raison en paiement… Attendons que les premières impétuosités soient un peu alenties.

— J’imagine, dis-je, que les jésuites doivent mener grand bruit à Rome sur cet exil de leur compagnie.

— Et les Espagnols plus encore, dit d’Ossat. Mais ces clameurs et ces brouilleries n’auront qu’un temps. Le moment venu, je ressaisirai la navette et referai mon fil. Le succès est au bout.

— Monsieur l’abbé, dis-je, j’admire votre fiance.

— C’est que je vois les choses d’un œil clair et froidureux, dit d’Ossat. Henri Quatrième est un grand capitaine, son armée est puissante et il marche de succès en succès. Or, quand il serait le plus grand catholique du monde, jusqu’à faire un miracle par jour, si toutefois il était malheureux à la guerre, il ne serait jamais reconnu à Rome. Comme au contraire, il ne serait que tolérable catholique, si en revanche il prend le dessus en France par la force de ses armes, Rome lui offrira l’absolution que meshui elle lui refuse. Rome a plus à perdre à ce refus que lui.

— Comment cela ? dis-je, étonné.

— Ne connaissez-vous pas l’adage ? dit l’abbé avec un sourire et un pétillement de son œil bleu : Si le curé fait tant de difficultés à bénir les œufs de Pâques, les paroissiens les mangeront sans qu’ils soient bénits.

— Ce qui veut dire ?

— Que le roi a sur le pape un immense avantage : il plaide saisi. Il tient et il possède. Il donne les évêchés et les abbayes, et ceux à qui il les donne en jouissent. Le pape en tout cela demeure dessous, et son autorité gît par terre. En excluant le roi de la religion catholique, il s’exclut lui-même du premier royaume de la chrétienté, et n’y peut rentrer qu’en baillant à Henri l’absolution. S’il s’obstine à ne la point donner, c’est le schisme ! s’écria tout soudain d’Ossat avec une douleur qui ne me parut pas contrefeinte. Et Rome court le risque affreux de voir s’émanciper de sa tutelle l’église gallicane, comme l’a fait jà l’église anglicane sous Henri VIII d’Angleterre.

Ce morceau me parut si plein de sens et de substance que je fus un bon moment à le mâcheller avant de répondre.

— Dans ces conditions, dis-je, le pape ne pouvant faillir d’apercevoir le danger que vous dites, pourquoi délaye-t-il tant à satisfaire le roi ?

— L’Espagnol ! monsieur le Marquis ! s’écria d’Ossat, l’Espagnol ! L’obstacle, c’est l’Espagnol ! L’Espagnol qui est presque plus puissant à Rome que le pape ! Vous en voyez devant vous la preuve ! Pour me pouvoir donner audience, le Saint-Père doit contrefeindre auprès même de ses domestiques, tous achetés par Philippe II, de ne m’entretenir que des requêtes de la reine Louise…

Dès la minute où je fus en mon logis revenu, je dictai à M. de La Surie la relation Verbatim[46] de cet entretien et comme il quérait de moi, à la fin de cette tâche, s’il lui faudrait l’apporter au roi :

— Nenni, dis-je, mon Miroul, il te faudra l’apprendre par cœur, ainsi que toutes les relations que j’écrirai par la suite de ce que j’aurai glané.

— Afin de les mémoralement réciter au roi ? dit Miroul. C’est jeu d’enfant. Il vous ramentoit sans doute que pour m’enseigner à moi-même le latin, j’ai appris mot pour mot toutes les harangues de Cicéron. Et à la vérité, poursuivit-il avec un sourire qui se gaussait de soi, je crois que je les sais encore. Encore que mon âge ait passé quarante ans, la Dieu merci, mémoire chez moi n’est pas plus rouillée que mentulle.

— Amen, dis-je en riant.

— À ce propos, Moussu, savez-vous de qui la belle huissière est la fille ?

— Nenni.

— D’une autre belle huissière qui mourut un peu avant la Saint-Barthélemy de vénériens excès et sur laquelle M. de L’Étoile vous a lu de certains licencieux petits vers que vous citez souvent.

— Dieu du Ciel ! Sa fille ! Et elle a marié un huissier aussi !

— Un huissier à verge, dit Miroul. Cela allait de soi. Moussu, poursuivit-il, comment se fait que la belle huissière vous quittant demain pour retourner en notre belle France, vous ne soyez pas plus marmiteux. Vous ne l’aimez guère, ce me semble.

— Je ne suis pas d’elle raffolé. Combien que garce avec qui je coquelique me trouve toujours atendrézi, celle-ci, le premier soulas passé, m’ennuie l’âme à mourir. Tant plus son cas est chaud, tant plus son cœur est froidureux.

— Eussiez-vous préféré que ce fût l’inverse ?

— Non plus. Mais je n’encontre pas avec elle ces doux moments qui suivent les plus furieux tumultes. Se parler alors ou ne se point parler, c’est tout un, quand c’est ensemble qu’on s’accoise, au bec à bec, et l’œil à l’œil collé. Ou si l’on devise alors, c’est de ces mille riens qui sur l’instant vous sont plus chers que toutes les philosophies…

Disant cela, je me détournai, les larmes au bord du cil, et marchant jusqu’à l’encoignure d’une fenêtre, j’envisageai mon jardin romain dont les cyprès étaient rayés par la pluie.

— Moussu, dit La Surie après un moment de silence, si telle est votre humeur, vous ne sauriez trop pâtir de ce que j’ai à vous apprendre. Hier soir, quand vous étiez chez M. d’Ossat, j’ai surpris Thierry saillant tout débraguetté de la chambre de notre huissière et comme je le tançais en le prenant par l’oreille, il m’a dit par manière d’excuse que Luc le premier avait mis la belle au montoir.

— Cornedebœuf ! Dans mon propre logis ! L’insolence est belle ! Le fouet, Miroul ! Le fouet ! Mais toutefois pas jusqu’au sang. Quant à la garce, qu’elle fasse ses bagues dans l’heure et s’en aille au diable de Vauvert, et plus loin encore, si plus loin il y a !

Je refusai de dire adieu à la belle huissière, ni même de jeter l’œil sur elle au départir. Toutefois, sachant qu’elle n’était point très étoffée (à tout le moins, c’est ce qu’elle prétendait), je lui fis porter par La Surie (qui en étouffa quasiment de rage) un viatique de vingt écus, lequel elle accepta, ce que peu de femmes, je gage, eussent fait à sa place, venant d’un bailleur qui ne voulait même pas la voir.

L’oiselle envolée, je demeurai donc seul dans ma cage, toute dorée qu’elle fût. Je ne regrettai pas la belle huissière mais les commodités de son commerce car si elle m’ennuyait l’âme, du moins me contentait-elle le corps, lequel ne tarda pas, devenu orphelin de présence féminine, à se sentir comme un poisson hors l’eau. Et d’autant que je ne laissai pas de m’apercevoir quand je connus Rome davantage, que les dames italiennes, toutes belles et langoureuses qu’elles fussent, se trouvaient quasi inaccessibles, étant ombrageusement surveillées de l’aube à la nuit par cette race en tous lieux funeste et en Italie plus odieuse qu’ailleurs : les pères, les frères et les maris.

 

 

Quinze jours après le département de la belle huissière, Fogacer, qui avait noulu loger dans mon palais cardinalice comme je l’y avais invité, me vint voir pour la repue de onze heures avec son acolyte, et j’appris alors seulement de sa bouche qu’il n’était point, comme je l’avais cru, le berger du pieux troupeau, mais qu’il s’était joint aux pèlerins pour les commodités et les sûretés du voyage : en quoi il avait fort erré puisque sans notre intervention, il y aurait laissé ses bottes.

Dès que nous eûmes glouti un repas à l’italienne (le cuisinier et le feu m’ayant été loués en même temps que la maison), je quis de lui s’il avait vu d’Ossat.

— Nenni, dit-il, je le conserve pour la bonne bouche. Mais j’ai vu quantité de prêtres très au fait des arcanes du Vatican, et…

Il s’accoisa. Comme il m’envisageait de son œil noisette en arquant son sourcil diabolique, laissant sa phrase taquinement en suspens, bien sentis-je qu’il cherchait, avant d’en dire davantage, de conclure quelque sorte de barguin avec moi.

— Et, dis-je, avant que de jeter vos épis glanés en notre commune charrette, vous voudriez, ce me semble, voir les miens ? Mais supposons qu’ils vous paraissent rares et maigrelets en comparaison des vôtres, n’allez-vous pas vous sentir volé ? Ou ne m’impartir à votre tour qu’une partie de votre glanure ?

— Mi fili, foin de cette chicheté ! Dégorgez-moi vos grains ! les miens suivront, sans que je retienne un seul. Foi d’abbé !

Je contai alors ma râtelée à Fogacer de tout ce que d’Ossat m’avait appris.

— La fiance de d’Ossat m’émerveille, dit-il, et assurément, si Clément VIII était aussi clairvoyant et résolu que Sixte Quint, il absoudrait tout de gob Henri, car il y va de l’existence de l’Église catholique, et que la France ne quitte pas son giron pour s’ériger en église gallicane, et que l’Espagne faillisse d’ores en avant à tenir la papauté en tutelle. Raison pour quoi Sixte Quint avait noulu aider la Sainte Ligue ni en armes ni en pécunes. Il en est mort.

— Voulez-vous dire qu’il a été assassiné ?

— Il se pourrait. Les poisons ne sont pas sans apparaître qui-cy qui-là dans l’histoire du Vatican. Ramentez-vous comment les prêchaillons de la Ligue attaquaient Sixte Quint en chaire ! Et quant à Madrid, un jésuite ne craignit pas de le dénoncer comme navarriste et fauteur d’hérétique !

— Oh, scandale ! dit La Surie, douter de l’orthodoxie d’un pape !

— Et pire scandale encore, sa succession ! Car Philippe II commanda au conclave de choisir le nouveau pape sur une liste de six noms qu’il lui fit remettre. Or le sacré collège comptait soixante-dix cardinaux ! Soixante-quatre d’entre eux étaient barrés par Philippe du pontificat suprême !

— Tous ces papes me brouillent les mérangeoises, dis-je, qui fut élu ?

— Le pire des six, Grégoire XIV.

— L’horloger, dit La Surie.

— Eh quoi, Monsieur de La Surie ? dit Fogacer en arquant son sourcil. Vous savez cela ! Grégoire XIV nourrissait, en effet, une sorte de passion pour l’état d’horloger. Il passait ses journées à réparer des montres et on lui en apportait de toute l’Italie. Et sans doute, ajouta Fogacer en croisant pieusement les mains, cette occupation le rendit myope au point de ne pas voir les affaires temporelles. De montre en horloge, il n’entendit même pas qu’il avait cessé d’être le chef de la chrétienté pour devenir le chapelain de Philippe. Il fit tout ce que l’Espagnol voulut. Il donna à la Sainte Ligue en France dix mille soldats et sept cent mille écus. Les dix mille soldats moururent presque tous en chemin de maladie et le Vatican fut ruiné. Cependant, Grégoire XIV était bon homme assez.

— Monsieur l’abbé, dit La Surie, je vous trouve bien indulgent pour l’horloger.

— Je suis d’Église, dit Fogacer avec son lent et sinueux sourire, et chez un prêtre la bienveillance est une seconde vêture. Plaise donc à vous de me permettre de jeter le manteau de Noé sur la vassalité de Grégoire XIV et celle de son successeur Innocent XI, lequel, trop innocent pour régner en ce monde d’intrigues et de brouilleries, fut rappelé par son créateur trois mois après son élection.

— Et quid de Clément VIII ?

— En mon opinion, c’est cette fois par erreur que Philippe II l’inscrivit sur la liste des papabili ; il eût dû se ramentevoir que le présent pape avait été cardinal par Sixte Quint.

— Ce qui signifie, dis-je non sans un trémulent espoir, que Clément VIII n’est pas acquis à Philippe.

— Il ne lui est pas désacquis non plus, étant un homme prudent et aspirant à mourir vieil. En outre, il est bien seul.

— Seul, le pape ? dit La Surie.

— Oui-da ! Seul, Oyez-moi bien, La Surie : sur les soixante-dix cardinaux du Sacré Collège, bien plus de la moitié doivent à Philippe ou leur chapeau ou une pension. Tant est qu’à ce jour, si l’absolution de Henri était débattue en consistoire, elle serait écartée par une écrasante majorité de « non ».

— Touchant une affaire de conscience, dis-je, le pape n’est nullement tenu de s’en remettre au consistoire.

— Assurément. Mais une décision qu’il prendrait seul le désignerait seul à la vindicte de Philippe.

— Toutefois, dis-je, Philippe a sur les reins la guerre que Henri lui a déclarée. Que peut-il faire de présent contre le pape ?

— Beaucoup. Philippe possède la moitié de l’Italie, et il peut priver Rome des blés des Pouilles et de la Sicile. Il l’a fait jà. Il peut lancer six cents spadassins sur les terres du pape. Il l’a fait jà. Il peut aussi cesser de combattre les pirates turcs qui dévastent les côtes italiennes. Et enfin, il peut faire pis, comme on l’a vu…

— Je gage, toutefois, dit La Surie, que Clément VIII n’est pas sans quelques petits appuis.

— Oui-da ! Et non des moindres ! Venise et Florence le soutiennent.

— Pourquoi ces villes-là précisément ? dit La Surie.

— Parce que, étant riches, elles ont beaucoup à perdre. Et elles craignent que l’irrasatiable appétit du roi très catholique pour les possessions de ce monde les absorbe un jour.

— Babillebahou ! dit La Surie. Venise ! Florence ! Petits États !

— Un État, dit Fogacer en élevant gracieusement le pouce entre l’index et le médius comme s’il prêchait, un État n’est jamais petit quand il a des pécunes et une bonne diplomatie. Toutefois, dit-il, touchant l’absolution de Henri, Venise et Florence ne peuvent faire plus que d’épauler et d’éclairer le pape. C’est peu, s’agissant d’un homme aussi timoré que Clément VIII.

— Fogacer, dis-je avec reproche, d’Ossat m’a rempli d’espoir et vous, vous me désespérez.

— Qu’y peux-je ? dit Fogacer en levant au ciel ses bras arachnéens, j’en suis marri tout le premier. Le prédicament est ce qu’il est. Je ne l’ai pas façonné. Je vous ai dit ce qui se dit de présent à Rome parmi les clercs.

— Mais à la parfin, m’écriai-je non sans quelque véhémence, le bon sens, la raison, la simple humanité, l’indépendance du Saint-Siège, l’intérêt bien compris de l’Italie, tout commande que le pape absolve le roi de France.

— Ha, mi fili ! dit Fogacer avec son lent et sinueux sourire, et depuis quand la raison inspire les hommes et commande l’Histoire ?

Fogacer départi, et la pluie ayant cessé, je jetai mon manteau sur les épaules et j’allai faire quelques pas dans le jardin, lequel comportait, en son centre, une longue allée bordée de cyprès et dallée de marbre, tant est qu’on y pouvait déambuler sans se crotter. La prime fois que j’avais vu cette allée, ce fut par soleil clair et ciel azuréen, et elle m’avait enchanté par sa pompe et sa commodité. Mais en cette marmiteuse après-midi que je dis, les cyprès me parurent fort sombres, les nuages fort noirs et l’avenir peu riant pour mon roi et pour moi. Car je voyais maintenant à cette malheureuse affaire tant de traverses que je ne doutais pas qu’elle traînerait des mois avant de recevoir une solution, si tant est qu’elle en recevrait une, ce dont on pouvait douter, Philippe étant si puissant à Rome, les cardinaux si corrompus, et le pape si faible. Quant à moi, mon séjour à Rome se prolongeant deviendrait ruineux et, qui pis est, une sorte d’exil, et de la France, et de ma seigneurie, et de ma grande amour. Je tombai alors dans un grand pensement de ma petite duchesse, lequel me fit très mal, mais étrangement, me faisait aussi quelque bien, comme si, étant si proche des larmes, je retrouvai dans mon émeuvement quelque trésor enfoui.

La Surie me vint rejoindre, et de prime marcha à mon côté, du même pas, mais sans dire mot, ayant deviné mon humeur, et la voulant assouager par sa muette affection. Tant est que la sentant, maugré son silence, si présente, et pourtant si délicate, je fis quelque effort pour saillir de mes songes.

— Mon Miroul, dis-je en le prenant par le bras, crois-tu de présent que Fogacer soit fait prêtre ou non ?

— Il me semble que oui, dit La Surie. Il ne saurait tromper tous ces prêtres qu’il encontre, s’il ne l’était pas. Mais s’il l’est, je m’étonne qu’il se soit jeté dans les bras d’une Église qui persécute séculairement ses semblables.

— Bien le rebours, dis-je, il doit se sentir davantage à l’abri, réfugié dans le giron de sa persécutrice. Et quid de son discours et de celui de l’abbé d’Ossat ? Peut-on imaginer cloches plus dissemblables ?

— J’opine, dit La Surie après avoir mâchellé quelque peu ma question, que d’Ossat, c’est la vue du deçà et du dedans, et Fogacer, celle du delà et du dehors. Adonc ma fiance est en d’Ossat.

— Je voudrais, dis-je, que la mienne aussi soit en lui. Ha ! comme j’aimerais envisager de près la face de ce pape dont tout dépend !

— Vous le pourrez, Moussu, et sous peu. Un petit clerc du cardinal Giustiniani vient de se présenter à notre huis pour dire par parole de bec à bec que Son Éminence nous attend demain à onze heures afin que de nous présenter à Sua Santita[47].

— Dieu du Ciel ! Et qui est le cardinal Giustiniani ?

— Mais le maître de ces lieux, Moussu ! L’avez-vous jà oublié ?

La pique du jour
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